Raspoutine

RASPOUTINE: UNE ENFANCE AU FOYER DE RIVIERE L’OR

Comme tous les soirs, à l’heure du dîner mes parents discutent. 
Ce soir-là, il est question des plats de leur enfance. 
Ma mère explique que le riz et les pâtes étaient des aliments de luxe et qu’on ne mangeait pas de petits pois, d’œufs ou de jambon tous les jours.  

Et mon père décide (comme à l’accoutumée j’ai envie de dire) de mettre ma maman à la fête en lui disant qu’à Rivière L’Or il mangeait déjà de la confiture, du pâté de campagne et des yaourts et vivait comme un petit bourgeois, et ce, avant même sa naissance à elle!

Je me suis dit qu’il était enfin temps que mon père me raconte vraiment son enfance au foyer de Rivière L’Or.

AN PIEJ

Je suis arrivé à Rivière L’Or en juillet 1959. 

Ce sont les services sociaux qui m’ont transféré là bas. 

Tu sais je suis né en 1946 après la guerre, c’est à cette époque, avec la départementalisation qu’on a commencé à avoir les premiers services sociaux et les premières assistantes sociales, dont la fameuse Madame Jeanne. 
Lè yo té diw “Manzè Jeanne” tu savais de qui il s’agissait, tout le monde la connaissait. 

C’est ma maman qui est entrée en contact avec elle. 
C’était une famille matrifocale de 5 enfants, il y avait beaucoup de bouches à nourrir, je ne sais pas exactement comment ça s’est fait mais certains d’entre nous ont été placés. 

En 1959, j’ai 13 ans. 
Je me rappelle que ma maman nous dit “vous allez changer de domicile” … 
On a pas très bien compris… 
Elle nous a emmené à Fort-de-France, les bureaux de la DDASS se trouvaient dans l’ancien hôpital Clarac, on appelait ça
“LA POPULATION”. 
De là une voiture, nous prenait en charge pour nous emmener à Rivière l’Or. 

….Mais mwen, man pa sav si loto rivé, pas’ man fouté likan! 

MAWON 

Je l’ai très mal pris, man mawon man fouté likan!

Parce qu’au départ manman pa di nou poutchi nou té ka alé an vil, i di nou “abiyé nou nou kay an vil” épi sé tout’! 
C’était un guet-apens yo fè an jé malin épi nou! 

C’est en arrivant que je comprends qu’il y a un traquenard…
Mais comme man filé, man compren’ bagay la man boujé anlè yo  

Je suis parti, je suis descendu an vil, man promnè tout patou, man pati yon dé jou! Personne ne savait où j’étais. 
Je savais que tante (Joséphine) Afine, la soeur de manman habitait à Coridon à l’époque, et je savais où elle vivait. 

Je suppose que tante Afine a contacté ma maman et elle est venue me récupérer en essayant de me raisonner. 

UN LIEU MAGIQUE

le foyer – collection personnelle de Victor Crater

Pour moi Rivière L’Or c’était un endroit perdu. 
Pour s’y rendre il fallait passer par Ravine Vilaine il y avait de la canne (et une distillerie). 
Nou monté an mon,nou plonjé desen’ adan an chimen plen épi roch, nou rivé an koté yo ka kriyé Caféière … vraiment en ba bwa dans un fond, comme une vallée. 

Quand tu arrives au foyer, la première chose que tu vois c’est une chapelle, puis les bâtiments administratifs. 
Le foyer est une ancienne habitation, ça avait un certain charme, très colonial, il y avait plein de petites maisons disséminées tout autour, et tu avais les cases des travailleurs, qui dormaient là en semaine. 

C’est grand, c’est charmant, la route du quartier passe au milieu du foyer, je me rappelle qu’on s’asseyait près du chemin épi nou té ka mété moun a la fèt

Donc on n’était pas seuls, on était entourés des gens du quartier. On voyait du monde, il y avait de l’ambiance. 

ADAPTATION

J’arrive au foyer, je vois plein d’enfants, que des garçons (le foyer des bébés et des filles était à la Pointe du Bout aux Trois-Ilets).
J’arrive comme une star, parce que tous les cadres savent qui je suis

Je dois admettre que découvrir un tel cadre, presque bucolique, m’a rassuré. 
C’était vert, il y avait deux rivières: la Rivière L’or qui tombait dans la Rivière Monsieur (Dillon). 
Je vois du monde, je vois des voitures, je vois des animaux, dans une étable…c’est la première fois que je vois une vraie étable avec une trentaine de cochons, un taureau d’une tonne, le plus gros taureau de Martinique… Et plein d’animaux.
Il y avait même les dindes de monsieur Mazarin qui venaient pondre sur les terres du foyer… je me rappelle qu’on mangeait les œufs!… C’était vraiment beau! 

Et puis des fruits, des fruits que je ne connaissais pas : 
C’est là que j’ai connu les letchis et les papayes, les radis man pa té konet sa. 
J’ai découvert un vrai jardin potager, avec pompe à eau pour l’arrosage, bagay wô nivo! 

Il y avait des cacaoyers, des caféiers. 
Quand le caféier était en fleurs, les effluves te montaient à la tête, Charlina…ou té ka toudi!

Et surtout je vois qu’il y a un terrain de basket et un terrain de football! #chienboul man té kontan! 

J’étais dans un autre monde, ça ne ressemblait en rien à la vie que je connaissais. 

fleur de caféier

LA VIE DE CHATEAU

Très vite, je me suis adapté à ma nouvelle vie. 
On se réveillait le matin à 6h, et hop tout le monde à la douche. 
C’étaient mes premières VRAIES douches!  Pa té ni douch Wobè! An ba la fontèn lan nou té ka lavé pié nou! 

On s’habille, bien sûr, et tu as ton numéro sur tes vêtements. Moi j’avais le numéro 6. 

Ensuite c’est l’heure du petit déjeuner au réfectoire. Ils ont construit un réfectoire tout neuf, moderne, avec une grande salle, lavabos toilettes, chambres froides! 
On avait droit à du café, et au lait de nos vaches, du pain, et du “beurre de table” sé pa té margarine
Mais aussi, saucisson, fromage pâté, jambon…A l’époque jambon té pen wô!
On mangeait extrêmement bien je n’ai rien à dire! 

M Crater et l’une de ses vaches

Ensuite il y a deux groupes: il y a ceux qui vont à l’école et les plus grands qui participent à la vie du foyer : fè manjé lapin, s’occuper de la porcherie… 

Quand M Crater, le nouveau directeur est arrivé, il a changé tout ça. Il a envoyé les plus grands en formation pour qu’ils apprennent un métier. 

J’étais dans la classe de M Beauroy-Eustache an misié Mon Wouj! Mais je n’aimais pas l’école!

classe de 1971

Après l’école c’était l’heure du goûter: yo té ka baw pain epi fromage portion ou bien pain épi bè épi dé baton chocolats
Et puis on vaquait à nos occupations.

Le dimanche on allait à la messe dans la petite chapelle du foyer. Les gens du quartier venaient y assister. 

la chapelle – à droite M Crater

Le midi yo té ka ba nou bon manjé: pwa wouj, banan’ jaune, viande bèf, cochon, vivaneau, sé la man koumansé manjé vivaneau! 
Et puis on avait un bon dessert ce jour là, Mme Renée, la cuisinière, nous préparait des crèmes, des cheveux d’anges, farine maïs, riz au lait… Kissa ou lé encô? Poul épi diri? 

On était traités comme des princes, je n’ai rien à dire, on s’est bien occupé de nous. 
On te fait à manger, tu as trois repas par jour, tu as un goûter, un dessert! C’était extraordinaire pour l’époque. Il y a des enfants qui mangeaient à peine un repas dans la journée. 

On avait une infirmerie avec notre infirmière personnelle Mme Arsène, et notre médecin Dr Legendry reconnaissable à son noeud papillon et sa 403 noire!

Tu dors dans des dortoirs modernes avec UN LIT confortable! C’était mon premier lit, Wobè sété anlè sac bwano ou bien payas’ ou té ka domi! 

@I LOVE MARTINIQUE

Là on avait des matelas super modernes qui venaient de France! 
J’avais mon pyjama, je ne connaissais pas ça… 
On avait même un jour pour déposer nos vêtements à la buanderie, on les récupérait lavés et repassés. 

La buanderie était un bâtiment avec tous les appareils nécessaires: machines à laver, essoreuse super puissante, tellement puissante qu’elle a arraché le bras d’un copain, Yves Christine. 
Ce jour là, il sortait d’une partie de football avec ses copains, yo benyen la rivé et il sont entrés dans la buanderie pour essorer le linge. Il a mis la machine en route et puis sa main est restée coincée, ça a pété son bras a fos bagay la té ni balan
Jusqu’à maintenant il a des vis dans le bras !! 

LA VIE DE QUARTIER

On s’amusait beaucoup au foyer, on était à la campagne, il y avait beaucoup de choses à faire. 
Déjà il y avait le terrain de foot, donc pendant la période de vacances scolaires on organisait des tournois avec les gars du quartier. 
Sinon on allait à la rivière, on se baignait et on pêchait des écrevisses avec des buchettes cocos. Au bout de la buchette on faisait un nœud coulant, on prenait une autre tige et on embrochait un ver de terre. Quand l’écrevisse cherchait à attraper le ver de terre, on la piégeait avec le nœud coulant.

@facebook

Mais on avait aussi notre piscine privée hein! Oui oui!
A côté du foyer, de l’autre côté de la barrière, il y avait une usine de captation d’eau qui alimentait Caféière. 
Et je me rappelle que le responsable M Mazarin, un monsieur très gentil nous permettait de nous baigner dans la retenue d’eau à côté de l’usine. Nou té ka pwen létchet an pisin’ nou an! 

Et puis tu sais, à l’époque on n’avait pas besoin de grand chose pour s’amuser. Nou té kon dé chasseurs/cueilleurs. 
On allait cueillir des avocats et des bananes. On faisait une sorte de niche pour les faire mûrir. Epi nou té ka frimé anlé lé moun lan, pas nou té ni fig mi! 
On passait à la cuisine, on volait du sel du poivre, ensuite on descendait dans le jardin potager, on volait des concombres, des radis pour les manger!
On avait aussi un châtaignier près de l’usine de captation. On prenait les châtaignes, on faisait un fouyé difé et on les faisait bouillir dans une bonmb fè blan
Epi nou ka rivé an didan réfectwa’ a épi chatèn nou, nou pres pa ka manjé manjé a yo fè ba nou! 

On buvait aussi beaucoup de cocos, à Rivière L’Or, à Morne Patate, il n’y avait que ca! 
Et comme nou filé, nou jis té ka fè bizness, on volait de la nourriture dans la cuisine et on la vendait aux gens du quartier!

Mais surtout, il faut savoir que je m’étais lancé dans l’élevage de coqs djem! 
Je faisais ça avec un gars qui bossait sur le chantier de construction d’agrandissement du foyer, Mathurin, il habitait Bois du Parc un quartier qui se trouve sur un morne.  

Le dimanche on passait la journée chez Mathurin, il nous faisait du cochon roussi, Vré manjé la kapan’ sa té bon, Nou té ka fimen cigaret Mélia.. 

Epi Mathurin ba mwen an poul, parce que dans le quartier ils aimaient les combats de coqs, d’ailleurs tout le monde avait des coqs. Alors pour faire de l’élevage c’est simple: 
Ou ka cheche an coté asé dégagé, an clairière par exanp, ou ka ladjé an coq épi dé poul épi ou ka suiv sé bèt la! 
Tu mets une brouette près d’un arbre pour que les poules pondent, tu leur donnes à manger, et les bêtes te reconnaissent, tu les appelles et elles viennent. 
Man té ni an ti poul djem et an ti poul tachté!
J’emmenais même la poule dans la chambre pour la faire pondre, je dois avouer qu’on nous laissait libre de faire certaines choses au foyer! 

Misié Crater sété an boug la kampan alors il était assez compréhensif. 

C’est aussi là bas que j’ai rencontré Marcé. 
C’était notre voisin, on se voyait souvent, il habitait près de chez madame Sissi, une dame qui avait une boutique dans le quartier. 

Marcé et moi on se chamaillait souvent pour jouer des maracas chez M et Mme Louis Vendestoc. (son fils est d’ailleurs devenu bassiste du groupe de Marcé) 
Les Vendestoc avaient une boutique et une paillote, donc ils organisaient souvent des bals.
La nuit, je m’éclipsais avec mon ami Léon Bredas. Pendant tout moun ka domi nou ka chapé ay kouté misik! 
Et avec Marcé on voulait tous les deux accompagner le groupe aux maracas! La belle époque!

Mais je ne restais jamais au foyer! Man té tou patou! 
J’allais assister aux matchs de foot au stade Serge Rouch, à Moute, j’allais à La Plantation, la paillote de Francisco, à Ravine Vilaine.
Le dimanche on descendait à Fort-de-France soit avec Mathurin sur sa mobylette, soit “a bô bonmb lan” (taxico). Souvent on n’avait pas d’argent pour payer le voyage, mais le chauffeur nous laissait rentrer. Il disait “ahhh sé lé ti Yote” (du nom de l’ancien directeur).
Ou alors je faisais des kilomètres à pied pour rentrer au foyer. Man diw man sé an neg mawon!

@I lOVE MARTINIQUE

MR CRATER

Quand je pense au foyer, je pense avant tout, et surtout à M Victor Crater. 
C’est vraiment lui qui m’a fait aimer la vie là bas. 

D’abord enseignant, à la création du foyer, le 3 janvier 1958 il est devenu directeur en 1960. Je me rappelle il avait sa petite moto Confort !

En tant que directeur, il a révolutionné le fonctionnement du foyer.
Déjà, il s’occupait un peu plus de nous, il avait conscience du rôle important de notre éducation. C’est l’uns des membres fondateurs du PPM donc il y avait une dimension politique et sociale dans sa démarche. 

collection personnelle de Victor Crater

Il souhaitait vraiment former cette jeunesse, nous aider à avancer dans la vie, malgré nos origines très modestes. 
Il était plus humain, aussi, plus compréhensif. On n’était pas des enfants très faciles mais il était très empathique avec nous. 
Avec lui c’était plus cool: il était un jeune martiniquais, an boug la kanpan’ au Fanswa, papa’y té charpentié, il nous ressemblait! 
Chez lui, c’était chez nous! On rentrait comme dans un moulin! Jamais lui ou même sa femme ne nous a sermonné à ce sujet!

Je me rappelle aussi qu’il préparait des paniers de provisions de fruits et légumes du jardin, tous les week-ends pour les employés de la DDASS et la préfecture (où travaillait sa femme Andrée). Il a toujours été dans le partage. 

Et puis quelque chose qui m’a marqué, c’est son envie de nous valoriser en tant qu’individus. 
Premièrement, il voulait qu’on connaisse la Martinique. Il organisait des sorties dans les différentes communes. La première fois que j’ai été au Prêcheur, à Saint-Pierre, à Sainte-Anne, c’est avec le foyer de Rivière L’Or! 

Mais surtout il tenait à organiser des fêtes et des spectacles. Sé pa té bagay djendjen! Il y avait des chants, des scénettes, des poèmes épi dé moun rototo! Tous les membres du PPM venaient, Aimé Césaire, les soeurs Nardal, Alain Plenel, vice-recteur de la Martinique (et père de Edwy Plenel, cofondateur de Médiapart). On se sentait nous aussi, importants.

M Crater a été une figure paternelle pour moi. Il a une place très importante dans mon cœur. 
Sa femme et lui on toujours été présents pour nous, ils ne nous on jamais lâché.
Il m’a même rappelé qu’il était présent à l’enterrement de ma maman, j’avais oublié. Lui, non.

M Crater a rendu visite à mon frère, et des anciens pupilles à Nice en 1962
M Crater 3e en partant de la gauche – 2e en partant de la droite Dr Legendry


En janvier 1991, on lui a rendu hommage à l’ancienne salle de l’Union Fraternelle du Robert. Il y avait même Loulou Boislaville. 
On a tenu a le remercier pour tout ce qu’il a fait pour nous. 

rencontre de l’association des anciens pupilles – janvier 1991/ à droite mon père
carte adhérent de mon père

UNE CHANCE

C’est vrai qu’à l’époque je n’étais pas très content de quitter chez ma maman, mais avec les années je réalise la chance que j’ai eu de pouvoir grandir au foyer de Rivière L’Or. 

C’est vrai, on aura beau dire, la départementalisation a permis à beaucoup d’enfants de grandir dans un meilleur cadre de vie. 

Il y avait déjà des structures qui s’occupaient des enfants: le patronage Saint-Louis (le foyer de l’Espérance), le couvent du Morne-Rouge… Mais elles étaient avant tout, religieuses.
Avec la départementalisation, l’Etat a commencé à prendre en charge ces enfants qui étaient dans la misère: je me rappelle de L’Ouvroir pour jeunes filles à la place Fénélon à Fort-de-France, et du centre de rééducation de Tracé, le Clair Logis où j’ai aussi séjourné. 

Et je peux te dire qu’il y avait beaucoup de misère à l’époque: les enfants n’étaient pas forcément à la rue, mais beaucoup vivaient sans leurs parents, ils étaient récupérés par de la famille ou des connaissances. C’était très commun de prendre un enfant pour soulager la maman. 

C’était dur de vivre sans notre maman, mais le foyer nous a donné un confort de vie que nous n’aurions jamais pu avoir au Robert: on était nourris, logés, instruits. C’était incroyable pour l’époque. 

J’ai laissé Rivière l’Or le 1e mai 1962, pour être transféré au Clair Logis à Trinité. C’est d’ailleurs M Crater qui m’y a emmené, dans sa voiture personnelle.
Cet endroit a marqué ma vie. 

Aujourd’hui, le foyer des garçons n’existe plus, mais le travail colossal de M Crater a porté ses fruits, et je suis encore là pour pouvoir en témoigner. M Crater a changé le cours de notre vie. Et je lui serai toujours reconnaissant.

Je profite de l’occasion pour remercier les éducateurs messieurs: Macaire, James, La Vigne, Thine, les enseignants M Beauroy-Eustache, M Pronzola, et tous les autres membres du personnel des années 60. Un grand merci pour leur dévouement à notre égard. 

Et surtout, merci à Totor.

Raspoutine et Victor “Totor” Crater

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